Été 2011, de retour de Port Napoléon où j’avais consacré dix jours de mes vacances à aider mon frère dans la rénovation d’un voilier, je m’aventurai, après Gap, sur des routes de traverse pour rejoindre Grenoble. L’orage menaçant stoppa net ma Honda CBF 1000 au sommet d’un col, devant une petite auberge dont je ne tenterai pas de retrouver le nom, afin de conserver le mystère. Seul un octogénaire niçois fuyant la canicule estivale de sa ville méditerranéenne partageait la résidence. Sympathique, ce monsieur me proposa de joindre nos tables au repas du soir. J’ai le souvenir de plafonds bas et d’un espace que la lueur des bougies et des coups de tonnerre rendait vaste et mystérieux. Dans cette ambiance à l’« Indiana Jones », mon compère nous plongea dans la Chine des années cinquante qu’il avait visitée bien avant l’ouverture des frontières à l’Occident et au tourisme de masse. Plusieurs fois arrêté, emprisonné et refoulé, tel un ours alléché par du miel, il y revint obstinément. Au péril de sa vie, l’homme voulait découvrir et connaître de l’intérieur ce pays jadis si mystérieux et opaque. Il me confia fièrement : « J’ai visité un territoire que les spécialistes occidentaux ne connaissaient alors que sur cartes géographiques ! ».

Le soleil radieux du lendemain m’invita à bifurquer plein ouest afin de rejoindre le Vercors. J’ai toujours admiré ces hauts plateaux dont la végétation me rappelle celle des Préalpes suisses que je regagne souvent afin de m’oxygéner les poumons. Je suis touché par son histoire dramatique durant la Seconde Guerre mondiale où la Résistance française a lutté contre l’ennemi nazi jusqu’à quasi-anéantissement. Cette histoire me rappelle la mienne durant laquelle j’ai combattu contre un ennemi tout aussi terrifiant, mais invisible aux yeux de tous.

Me remémorant la conversation de la veille, j’enviais un peu le parcours de cet homme. Son histoire « extrême-orientale » m’éblouissait au point que je souhaitai ne pas mourir sans raconter à mes enfants et mes petits-enfants une épopée aussi extraordinaire. Et puis ce fut soudain le flash, l’éblouissement pour ne pas dire l’illumination :

J’ai visité la Chine !

Le choc fut tel que je dus stopper ma moto sur une aire du col de Rousset. Si ma Chine à moi s’appelait « Schizophrénia », je réalisais l’avoir visitée près de trente ans plus tôt, au sortir de mon adolescence. Ce fut horrible, un enfer dont je conservais honteusement et solitairement le souvenir. Certes j’avais souvent amorcé ou griffonné quelques morceaux de récits, mais jamais je n’avais trouvé la force, la raison ou la motivation d’en témoigner. À cet instant, grâce à ce monsieur providentiel, je compris que, moi aussi, j’étais revenu d’un endroit inédit : de l’enfer.

L’histoire que vous allez lire est l’aboutissement d’une dizaine d’ébauches dont la première remonte aux environs de 1999, soit quelques années seulement après une étape importante de mon rétablissement. Mes premiers jets étaient empreints de stigmates gênants qui rendaient l’écriture confuse, torturée, voire illisible. Souffrant d’insomnies chroniques et encore sujet à des crises d’angoisse, je menais alors une existence très solitaire. J’estimais ne pas être « suffisamment » guéri pour témoigner d’une véritable réussite. Je mis alors le projet au placard, le ressortant de temps en temps pour y consacrer une écriture peu fluide et acharnée. Cependant, ces multiples ébauches de récits m’ont permis de conserver des traces. J’ai recueilli des témoignages d’amis, engagé des conversations avec ma mère, retrouvé des courriers et des cartes postales, réclamé mes dossiers médicaux. Bref, j’ai documenté mon parcours afin de consolider des souvenirs parfois précis, d’autres fois altérés par les années et la confusion de mes délires.

Il subsistait cependant une question fondamentale : pourquoi témoigner vingt-cinq ans plus tard que j’avais été schizophrène ? Cette question m’a taraudé l’esprit au point que l’absence de réponse m’en a presque dissuadé. Pourquoi relater un passé révolu, pourquoi prendre le risque de passer pour un menteur, un malade psychique encore bien atteint dans sa santé mentale, un schizophrène en rémission ou pire : un « ex-schizophrène » ?

Durant mes années de reconstruction, contraint par les assurances sociales, j’avais dû consulter des médecins, des psychologues et même un psychiatre. En évoquant mon histoire aussi naïvement qu’un gosse s’étant rendu à Disney World, j’ai récolté doutes et méfiance dont la palme d’or revenait à une doctoresse acuponctrice dont je vis le visage se décomposer à l’évocation du mot « schizophrénie ». Je compris alors qu’il valait mieux désormais ne plus prononcer ce vilain mot. Chat échaudé craignant l’eau froide, je décidai alors de ne plus jamais parler de ce passé en termes aussi explicites auprès de qui que ce fût, même de ma compagne.

Et pourtant, j’en conviens, avoir été schizophrène n’est pas banal. Combien d’Européens ont visité librement la Chine dans les années cinquante ? Combien d’hommes se sont rendus sur la lune ? Combien d’explorateurs ont découvert un nouveau continent ? Combien de schizophrènes ont été guéris ? À vrai dire je n’en sais rien et je serais curieux de savoir combien d’hommes et de femmes ont fait d’un passé schizophrénique une histoire aussi révolue que la mienne.

À lire les commentaires sur de nombreux sites internet dédiés à la cause, on y constate que les pronostics de guérison sont faibles. On parle ainsi de « maladie sévère et persistante », de « rémission temporaire ». Tous conviennent que l’on n’en guérit pas vraiment, mais que l’on peut retrouver une vie quasi normale grâce à des neuroleptiques, des antipsychotiques, un soutien psychothérapeutique et l’abstinence d’alcool. Autant de « régimes » auxquels je n’avais eu que peu recours en repensant à la petite Clairette de Die offerte le soir où j’avais discuté avec mon compagnon niçois.

Par ailleurs, Internet fourmille de vidéos et de récits de personnes guéries, ou qui affirment l’être, parfois grâce à une intervention divine, un régime sans gluten ou bien une formule magique. J’envie ces rétablissements miraculeux, parfois instantanés, mais à vrai dire j’en doute. Ne croyant plus aux miracles, il m’aura fallu une thérapie sérieuse, de longues années et un fastidieux chemin pour reconstruire une personnalité structurée et dénuée de stigmates.

Paraphrasant le célèbre aphorisme d’Alfred Korzybski qui dit que « la carte n’est pas le territoire[1] », je réalisai pleinement à cet instant que ma connaissance de cette maladie ne provenait pas d’une étude cartographique ou académique de la question, mais bien du territoire. Jamais cela ne m’avait paru si extraordinaire. Non seulement j’avais habité les geôles de « Schizophrénia », mais j’en étais revenu sans séquelles, presque naturellement. Du coup, pour quelle raison en aurais-je fait tout un plat ?

C’est en arpentant une année plus tard le rayon « psychologie » d’une sympathique librairie de Pontarlier que je tombai sur une pléiade d’ouvrages relatifs à cette maladie. En parcourant le rayonnage, je constatai qu’il existait une quantité de livres rédigés par des « patients », le plus souvent encore torturés par ce mal, mais rarement par des rescapés au sens strict du terme. Il fallut que je visionne quelques jours plus tard une émission de télévision intitulée : « J’entends des voix ! [2]» pour parachever mon intention. Là, on y entendait des victimes assez unanimes sur le fait qu’elles n’en guérissaient pas vraiment. Même « apprivoisées », leurs « voix » ne semblaient guère réduites au silence. Les traits physiques, les visages meurtris et crispés trahissaient des souffrances encore bien présentes. « Les voix ! », réalisai-je en présence de ma compagne qui s’interrogeait sur la nature de celles-ci, je les connaissais ! Ce ne sont pas vraiment des voix, mais ce sont des voix quand même. Elles font peur, elles terrifient, elles donnent des ordres indiscutables. Je le savais, je les ai entendues à « Schizophrénia ».

Ainsi, les dernières pièces de mon puzzle s’assemblèrent. Je n’avais pas trouvé la raison d’écrire, mais la raison s’imposait à moi. Conserver cette part de ma vie comme un secret bien gardé qui s’évanouirait à ma mort relevait maintenant de l’égoïsme.

Je me remis alors au travail à partir de la dernière révision d’un récit ébauché, mais loin d’être terminé et certainement pas éditable en l’état. Alors qu’elle ne fut pas ma surprise, au gré des souvenirs qui réapparaissaient, de me voir insérer de nouveaux chapitres, mais également des détails, des précisions et même des rectifications de faits que je croyais s’être déroulés comme tels. Mon passé schizophrénique devint progressivement une part acceptée et intégrée à ma vie. La consigner dans un livre s’inscrivit tel un achèvement de la thérapie, un aboutissement de la guérison. La « sortir » et surtout la partager avec mes proches, sans honte et sans détour, revenait à assumer et exorciser une part de vie « volée », car cette maladie m’a empêché de choisir ma vie, elle m’a incité à reproduire quotidiennement des actes ennuyeux et répétitifs afin de calmer mes angoisses et nourrir mes démons. Cette maladie m’a dépouillé d’une partie de ma vie qu’il convient maintenant de restaurer en proclamant : « J’ai été schizophrène ! ».

« J’ai été schizophrène !». Cette affirmation contient une double allégation. La première affirme que je l’ai vraiment été. Peu de diagnostics, quelques témoignages peuvent l’attester, mais moi je le sais. J’ai eu des hallucinations auditives, un sentiment indescriptible de vide, un effilochement de mon « moi », des incitations à me tirer une balle dans la tête, des quinzaines de nuits sans sommeil, une ligne directe avec Satan et une autre avec Dieu et la promesse de recevoir une mission salvatrice pour l’humanité. Je l’ai été de manière sournoise parce qu’obsédé par la peur de paraître « anormal » et, au prix d’efforts surhumains, j’ai réussi à sauver les apparences – du moins le croyais-je.

La seconde allégation, plus insolente encore, conjecture que j’en suis guéri. Je ne parle pas là d’une rémission ou d’une adaptation, mais bien d’une guérison que le Petit Larousse décrit comme : « Disparition totale des symptômes d’une maladie ou des conséquences d’une blessure avec retour à l’état de santé antérieur ». Ceci à la différence près que je ne suis jamais revenu à « l’état antérieur ». Pour guérir, il ne faut pas regagner la rive de départ. Il faut avancer, grandir, se reconstruire, traverser un océan de tempêtes, affronter les Quarantièmes rugissants et les Cinquantièmes hurlants[3] pour trouver enfin sur une autre rive les plages du salut. Cette issue, soit la guérison totale, est à peine envisagée par le DSM-V[4].

Je dois le dire : « J’ai été schizophrène ! » et je n’ai pas trouvé le rétablissement par la force du Saint-Esprit, même si jadis j’ai plus prié qu’un moine bénédictin, et que Dieu en personne m’avait même communiqué son numéro de portable. Je ne m’en suis pas sorti à force de volonté, même s’il m’en a fallu davantage qu’un nageur emporté par un tsunami. Je ne m’en suis pas sorti grâce aux psychotropes et aux neuroleptiques, car je n’en ai jamais consommé. Je ne m’en suis pas sorti grâce à des antidépresseurs, car testés au hasard par un médecin démuni, ils m’ont plongé dans un état où j’ai failli appuyer sur la gâchette de mon pistolet. Je ne m’en suis pas sorti avec des psychothérapies, car, à ce niveau de déchéance de l’esprit, les effets du langage s’avèrent aussi efficaces que confier un Stradivarius à une pieuvre. Je ne m’en suis pas sorti grâce à la compréhension des causes, même si, tel le saumon, je suis remonté aux sources de mes mémoires traumatiques. Je ne m’en suis pas sorti avec des combines comportementales même si quelques lignes intelligentes de conduite m’ont aidé à franchir des tornades et éviter les hôpitaux. Toutefois, j’en ai la conviction, je m’en suis sorti grâce à une personne et à sa thérapie.

J’insiste sur ce point parce que si mon histoire est vraie et que ma guérison est authentique, la « manière » dont j’ai retrouvé la santé serait révolutionnaire pour peu qu’on puisse la comprendre et la reproduire. J’insiste parce qu’à ce jour des êtres souffrent, des malades certes, mais également des parents, des proches et aussi et des thérapeutes, souvent fatigués et découragés par le peu de succès de leurs efforts et de leurs médecines. J’insiste encore parce que des milliards de milliards de neurones se perdent dans des recherches qui engendrent de juteux bénéfices pour les entreprises pharmaceutiques, mais n’offrent que des soulagements très partiels aux malades.

Enfin, j’écris parce que j’ai l’intime conviction que la schizophrénie est une maladie inéluctable si certaines circonstances sont réunies. Elle constitue une « réponse correcte » à un « contexte incorrect ». Je ne la minimise pas, car une fois présente, elle est terrible et on n’en revient pas en deux coups de cuillère à pot. À ce jour, plusieurs décennies me séparent du 24 octobre 1987, date que je considère comme l’anniversaire macabre de ma plongée en enfer. Si je peux retracer la chronologie quasi quotidienne des semaines qui suivirent cette date, les souvenirs postérieurs sont plus vagues et confus. Ainsi je relate ces faits au plus près de ma mémoire, en me basant également sur quelques reliques tangibles qui m’apparaissent étrangement comme les récits du passé d’un autre.

Je ne vends aucune pilule miracle ni aucune formule magique. Françoise Dolto[5], célèbre psychanalyste pour enfants, ainsi que son mari, Boris Dolto, kinésithérapeute de son état, avaient émis l’hypothèse que l’on pouvait soigner les personnes psychotiques adultes au travers d’une approche kinésithérapeutique. J’ai l’intime conviction que ma thérapeute, Mme Éliette Christen, physiothérapeute, ex-cheffe du service de réadaptation de l’hôpital cantonal vaudois, en Suisse, a mis au point cette méthode et la pratiquait.

Je témoigne dans l’espoir que ces lignes tombent sous les yeux de personnes curieuses, peut-être physiothérapeutes, chiropraticiennes, kinésithérapeutes ou pratiquant d’autres formes d’approches thérapeutiques corporelles. Je m’adresse à des personnes qui, par volonté, par hasard, par curiosité ou par constat, s’interrogent dans le même sens que le couple Dolto, ma thérapeute et moi-même. Des personnes qui pourraient peut-être conceptualiser une nouvelle approche curative des maladies considérées comme « psychiques » ou « mentales ».

Comme le veut la formule, je précise que ce livre est une histoire vraie ; toutefois, dans le souci de préserver ma vie privée et celle des personnes jalonnant mon parcours, leurs noms et certains indices sont empruntés à mon imagination. Le plus honnêtement possible, dans un style narratif qui, je le souhaite, vous évitera l’ennui mortel qui fut le mien, j’espère décrire la « structure » qui a relié ma naissance à sa chute, puis l’enfer à ma rédemption.